L’Histoire du Rose, Gris, Violet, Orange, Marron, le bal des couleurs – 7

L’Histoire du Rose, Gris, Violet, Orange, Marron, le bal des couleurs – 7

Terminons notre petites série sur l’histoire des couleurs par les demi-couleurs par le grand spécialiste en France, Michel Pastoureau. Bleu, rouge, blanc, vert, jaune, noir… Et après » Combien de couleurs » Ne demandez pas à l’arc-en-ciel: c’est un prestidigitateur. Il ne nous montre que ce que nous voulons voir. Les enfants, qui cherchent le trésor au pied de ses rayons, le savent bien: les couleurs se dérobent dès qu’on tente de s’en emparer, elles ne sont qu’illusion…

Les demi-couleurs – Gris pluie, rose bonbon.

rose

Nous avons exploré les six couleurs de base, du moins c’est ainsi que vous les qualifiez. Pourtant, on apprend à tous les enfants qu’il y a sept couleurs dans l’arc-en-ciel. Encore une idée fausse? :

MP : Si vous demandez à de très jeunes enfants combien ils voient de couleurs dans l’arc-en-ciel, ils vous répondront généralement le vert, le rouge, le jaune. Aristote n’en voyait que quatre. Au XIIIe siècle, les savants de l’université d’Oxford allaient jusqu’à cinq ou six, pas davantage. On dit que lorsque Newton a établi le spectre lumineux de l’arc-en-ciel, il n’avait défini lui aussi que six rayons colorés (violet, bleu, vert, jaune, orangé et rouge). Mais, comme les conventions de l’époque exigeaient des systèmes à sept ou douze éléments, il en aurait ajouté une septième, en dédoublant le bleu en indigo. Il faut oublier l’arc-en-ciel! Pour la culture européenne, il y a bien six couleurs principales, ce sont celles que nous évoquons tous spontanément: bleu, rouge, blanc, vert, jaune et noir. La perception que nous en avons peut changer selon la lumière, selon le support, selon l’époque (on ne voyait pas la même chose dans l’Antiquité ou au Moyen Age), mais pas ce qu’elles représentent! Pas leur identité profonde! Une couleur, c’est une catégorie intellectuelle, un ensemble de symboles. La preuve en est que les six couleurs de base sont les seules à ne pas avoir de référents.«Si le violet a une symbolique, la nuance lilas n’en a pas»

Que voulez-vous dire? :

MP : Elles se définissent de manière abstraite sans avoir besoin d’une référence dans la nature, au contraire de ce que j’appelle les demi-couleurs: le violet, le rose, l’orangé, le marron; le gris, quant à lui, est un peu particulier. Ces quatre demi-couleurs doivent leur nom à un fruit ou à une fleur: le marron existait avant qu’on invente le mot «marron», l’orange avant la couleur orange, la rose avant que l’on parle du «rose» (le latin rosa désigne uniquement la fleur). Pour nommer le rose de certaines fleurs ou la gorge d’un oiseau, on parlait de «rouge clair» ou de «rouge blanc». Si, plus tard, lors de la création des langues romanes, on a inventé des mots spécifiques, c’est parce qu’on a eu besoin d’incarner dans une nouvelle couleur des symboles que n’exprimaient pas les six couleurs de base.

Qu’est venu apporter le violet, par exemple?

violet

MP : Pour le violet, on disait en latin médiéval subniger, «demi-noir». Il s’est identifié logiquement au demi-deuil, celui qui s’éloigne dans le temps. Il évoque la vieillesse féminine, douce comme les reflets mauves des cheveux des dames âgées. Petit enfant, lorsque je faisais un cadeau à ma grand-mère, je pensais qu’il devait être dans la gamme des violets. Le violet est la couleur liturgique de la pénitence, de l’Avent et du carême. Il est devenu tardivement la couleur des évêques, ce qui est assez excentrique. Peu fréquent dans la nature et assez laid quand il est fabriqué, il est, selon les enquêtes d’opinion, la couleur la plus détestée, après le brun. «Ce n’est pas une vraie couleur!» disent généralement les enfants. Au cours de la dernière décennie, on a abusé des mauves saturés et des grenats violacés sur les tissus, fluo par-dessus le marché! Le violet est devenu assez vulgaire.

Les tons orangés ne sont pas non plus toujours très heureux, n’est-ce pas?

orange

MP : Il est difficile de reproduire les beaux orangés de la nature: nos orangés fabriqués sont toujours un peu criards. Au Moyen Age, on ne les produisait pas à partir du jaune et du rouge, en raison sans doute du tabou biblique du Deutéronome et du Lévitique, repris par le christianisme, qui jugeait les mélanges impurs: un homme blanc et une femme noire ne devaient pas procréer, on ne mélangeait pas dans un même vêtement laine et lin, matière animale et matière végétale, ni deux couleurs pour en faire une troisième. Le mot «orangé» est apparu en Occident au XIVe siècle, après l’importation des premiers orangers. Pour obtenir cette teinte, on a d’abord utilisé le safran, puis, vers la fin du Moyen Age, le «bois brésil», essence exotique des Indes et de Ceylan (qui a donné plus tard son nom au Brésil). Aujourd’hui, on a transféré sur cette couleur les vertus de l’or et du soleil: chaleur, joie, tonus, santé. D’où les emballages des médicaments, la Carte orange censée égayer les transports parisiens, le train Corail qui balaie la grisaille des chemins de fer. Un moment, on en a mis sur les murs des cuisines jusqu’à l’écœurement. Nous avons donc abusé de l’orangé, qui est devenu symbole de vulgarité.

Le rose? Il doit être plus paisible…

MP : Il n’a pas eu d’existence bien définie pendant longtemps. On disait autrefois «incarnat», c’est-à-dire couleur de chair, de carnation. Porté par le romantisme, le rose a acquis sa symbolique au XVIIIe siècle: celle de la tendresse, de la féminité (c’est un rouge atténué, dépouillé de son caractère guerrier), de la douceur (on dit encore «voir la vie en rose»). Avec son versant négatif: la mièvrerie (l’expression «à l’eau de rose» date du XIXe siècle). Un moment, on l’a plaqué sur l’homosexualité avec une intention péjorative. Les homosexuels ont maintenant choisi le drapeau arc-en-ciel, qui symbolise la diversité, celle des couleurs et celle des êtres, et la tolérance.

Le marron? On le déteste, non?

marron

MP : De nos onze couleurs et demi-couleurs, c’est la moins aimée, bien qu’elle foisonne dans la nature, les sols, les végétaux. Elle évoque la saleté, la pauvreté, la brutalité et, depuis que les SA en ont fait leur uniforme dès 1925, la violence. Le mot «brun», que l’on utilise moins, vient d’ailleurs du germanique braun, la couleur du pelage de l’ours. Le mot «marron», lui, est apparu au XVIIIe siècle, il était bien sûr dérivé de la châtaigne: c’est un brun plus chaud, un peu rouge. Cette demi-couleur a peu d’aspects positifs, à moins de prendre l’humilité et la pauvreté comme des vertus, ce que font certains ordres monastiques.

Reste le gris, que vous mettez à part.

gris lune

MP : Oui, car il a presque tous les caractères d’une vraie couleur: il n’a pas de référents, le mot est ancien (il vient du germanique grau) et il possède un double symbolisme. Pour nous, il évoque la tristesse, la mélancolie, l’ennui, la vieillesse; mais, à une époque où la vieillesse n’était pas si dévalorisée, il renvoyait au contraire à la sagesse, à la plénitude, à la connaissance. Il en a gardé l’idée d’intelligence (la matière grise). A la fin du Moyen Age, on le voyait comme le contraire du noir, donc symbole de l’espérance et du bonheur. Charles d’Orléans a même écrit un poème intitulé «Le gris de l’espoir». Il y a un bon et un mauvais gris. En fait, le gris a un statut à part. Goethe, d’ailleurs, avait pressenti cette singularité. Pour lui, la couleur qui réunissait toutes les autres n’était pas le blanc, teinte faible contenant selon lui peu de matières colorées, mais bien le gris, qu’il qualifiait de couleur «moyenne». Ce qui, d’un point de vue chimique, n’est pas idiot. De plus, pour le peintre du dimanche que je suis, le gris est la couleur la plus riche à travailler: il possède un grand nombre de nuances, il autorise les camaïeux les plus subtils, il fait du bien aux autres couleurs.

On sent que vous avez un petit faible pour lui. Résumons: six couleurs de base, cinq demi-couleurs en comptant le gris…

Ensuite?

MP : Pendant longtemps, le vocabulaire n’a probablement pas eu beaucoup d’autres termes. On percevait bien des nuances, mais on n’avait guère besoin de les nommer dans le langage courant. Onze couleurs, avec toutes les combinaisons possibles, c’est déjà beaucoup! Ensuite, on entre dans un troisième groupe, le domaine des nuances, et des nuances de nuances, que l’on obtient soit en associant deux termes de couleurs (gris-bleu, rose-orangé), soit en fabriquant des mots. Grande différence: les nuances, elles, ne sont pas porteuses de symboles. Elles n’ont qu’une signification esthétique: si le violet a une symbolique, la nuance lilas n’en a pas. Leur identité est aussi plus imprécise: «lilas» désigne chez nous une couleur bleu pâle; chez les Allemands, c’est un violet soutenu qui tire vers le rouge.

Symbole ou pas, on n’a pas cessé d’inventer des mots pour désigner les nuances.

MP : En prenant parfois des distances avec la couleur réelle des choses… Les nuanciers établis pour les bas et les collants sont exemplaires à cet égard. A la fin du XIXe siècle, les bas étaient brun clair, brun moyen, brun foncé. Dans les années 1920, ils étaient devenus «brun du soir», «brun chagrin» ou «gris pluie». Dans les années 1950, on parlait non plus de coloration, mais d’une atmosphère: «chagrin d’amour», «rencontre du soir». Aujourd’hui, on a encore inventé d’autres termes: argile, sable, ivoire… Pour les rouges à lèvres, on va chercher du côté des fruits: groseille, cerise, grenat… Puiser dans la nature permet de se dispenser du terme de base: inutile de préciser «rouge» quand vous dites «framboise». C’est plus compliqué avec les objets fabriqués par l’homme: le «vert Perrier» a besoin de sa référence. On a même parlé de «beige Mitterrand», en référence au costume d’été un peu trop clair que portait le président de la République.

Pourpre, jade, saumon, ambre, ivoire… Ou, plus imaginatif, comme le propose la mode Première Vision: citrouille, tanin de prune, vent de sable, ombre marine, grève cendrée… On en ferait des poèmes. Le nombre de nuances est-il infini?

D’après les tests d’optique, l’œil humain peut distinguer jusqu’à 180, voire 200 nuances, mais pas davantage. Ce qui rend stupide les publicités pour ordinateurs où on vous parle de millions, de milliards de couleurs! Déjà, au XVIIIe siècle, dans leur Encyclopédie, Diderot et d’Alembert avaient établi une liste de nuances. Certains termes de l’époque étaient fondés sur le nom du lieu ou de la ville d’où venait le colorant. Mais on dérivait très vite en effet vers le poétique.

En somme, les frontières entre les différentes nuances n’ont pas d’existence réelle. Tout dépend de celui qui les regarde.
Un physicien considère que la couleur est un phénomène mesurable. Dans une pièce vide, il éclairera un objet coloré, enregistrera la longueur d’onde et conclura qu’il y a une couleur. Goethe a un avis opposé: «Une couleur que personne ne regarde n’existe pas!» affirme-t-il à plusieurs reprises. C’est une affirmation forte à laquelle j’adhère. «Une robe rouge est-elle encore rouge lorsque personne ne la regarde?» s’interroge Goethe. Eh bien, non! Pour moi, il n’y a pas de couleur sans perception, sans regard humain (ou animal). C’est nous qui faisons les couleurs!

Sommes-nous plus sensibles aux couleurs qu’autrefois?

arc en ciel

MP : Nous le sommes moins. La couleur est désormais accessible à tous, elle s’est banalisée. Les enfants des générations précédentes s’émerveillaient quand ils recevaient à Noël un crayon rouge et un crayon bleu. Ceux d’aujourd’hui, qui ont des boîtes de 50 feutres à 1 euro, sont moins curieux et moins créatifs à l’égard des couleurs. Les jeunes peintres ont également tendance à prendre la couleur telle qu’elle sort du tube, sans la travailler. Et puis on fait dire n’importe quoi aux couleurs. Lisez les textes qui leur sont consacrés dans les manuels pour graphistes et publicitaires: on mélange tout, les époques, les continents, les sociétés… Pis encore: on les utilise dans des tests qui prétendent dresser notre profil psychologique – si vous choisissez le rouge, vous voilà catalogué excité! C’est d’une naïveté affligeante.

Vivons-nous dans un monde plus coloré?

MP : Assurément plus coloré que les sociétés du Moyen Age, où la couleur était réservée à certains lieux, telle l’église, ou à certaines circonstances de l’année ou de la vie. Cela dit, l’Europe occidentale est moins colorée que l’Asie, l’Afrique ou l’Amérique du Sud. Mais attention! trop de couleurs tuent la couleur. Lorsque certains urbanistes se livrent à une débauche de teintes vives, les habitants protestent et réclament un environnement moins agressif. On ne vit pas non plus la couleur de la même manière selon les milieux sociaux. Regardez les vêtements des enfants à la sortie d’une école primaire: dans un quartier plutôt défavorisé, vous verrez beaucoup de couleurs. Dans un quartier chic, la palette sera moins bariolée. La richesse et le luxe s’incarnent dans la retenue.«La signification des couleurs conditionne notre manière de penser».

Au fil de nos entretiens, nous avons vu combien les couleurs étaient chargées de codes anciens auxquels nous obéissons inconsciemment. Le poids des symboles est-il aussi important qu’autrefois?

A force de se voir rajouter de nouvelles couches de symboles, les couleurs ont fini par perdre un peu de leur force. Mais, malgré les découvertes technologiques, l’essentiel ne change pas. En Occident, nos six couleurs de base seront rigoureusement les mêmes dans les prochaines décennies. Des changements affecteront peut-être les nuances, mais pas notre système de symboles. Nos couleurs sont des catégories abstraites sur lesquelles la technique n’a pas de prise. Je crois qu’il est bon de connaître leurs significations, car elles conditionnent nos comportements et notre manière de penser. Mais, une fois que l’on est conscient de tout ce dont elles sont chargées, on peut l’oublier. Regardons les couleurs en connaisseur, mais sachons aussi les vivre avec spontanéité et une certaine innocence.

Source : Michel Pastoureau et Dominique Simonnet.

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