18 Juin 1546 – La Confession d’Anne Askew est jugée pour hérésie.
Voici une courte vidéo sur le sujet :
Merci de votre écoute.
Le 16 Juillet 1546 à Smithield, Londres, fut brûlée pour hérésie une jeune femme de 25 ans, Anne Askew (1521-1546), après qu’elle se fut querellée avec des théologiens à propos de la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Elle avait appris à lire et à écrire et s’était forgé sa propre opinion religieuse d’après la lecture de la Bible. Mariée de force par son père dans le Lincolnshire, elle s’était rendue à Londres pour demander son divorce et commença à prêcher et à distribuer des livres protestants qui étaient alors interdits. Elle fut arrêtée et ramenée de force par son mari, mais s’échappa à nouveau et retourna à Londres où elle fut arrêtée derechef, incarcérée dans la tour de Londres et torturée sur le chevalet. Lorsqu’elle se rendit sur le lieu de son dernier supplice elle ne pouvait plus marcher, mais avait eu le temps d’écrire un compte-rendu de son procès pour l’édification de ses coreligionnaires protestants.
Ce compte-rendu fut publié par John Bale (1495-1563) et repris par John Foxe (1517-1587) dans son célèbre Acts and Monuments, le « livre des martyrs » anglais dans sa version latine de 1559 et anglaise de 1563. L’histoire exceptionnelle et tragique de cette femme issue d’un milieu modeste est reprise ici afin d’illustrer le martyre au féminin. L’extrait de « l’examen d’Anne Askew » qui suit est la confession de foi qu’elle aurait écrite à la première personne et signée avant son supplice à Smithield en 1546 :
« … ils enseignent comme un article nécessaire de la foi qu’après que les mots [de consécration] sont prononcés, il ne reste plus de pain mais le corps même qui fut mis en croix le vendredi saint, la chair, le sang, et les os. À cette croyance, je dis non : ou alors notre confession de foi, qui dit qu’il siège à la droite de Dieu le Père tout puissant et que de là il viendra juger les vivants et les morts, serait fausse. Oui, c’est là l’hérésie que je tiens pour vraie. Et pour cela je dois souffrir mort. Mais en ce qui concerne la Cène du Seigneur, sacrée et bénie, je crois qu’elle est une commémoration nécessaire de ses souffrances et de sa mort. De plus, j’en crois autant que mon seul et éternel sauveur, Jésus Christ, voudrait que je crois. Enfin je crois les Écritures, qu’il confirma être vraies avec son sang très précieux. Oui, comme St Paul le dit, les Écritures que le Christ nous a laissées sont suffisantes à notre instruction et notre salut. Donc je crois que nous n’avons pas besoin de vérités non écrites pour gouverner son église. Par conséquent regardez ce qu’il m’a dit, de sa propre bouche, dans son Évangile béni que je tiens par la grâce de Dieu dans mon cœur…. Il y a ceux qui disent que je nie l’Eucharistie ou le sacrement d’action de grâce. Mais ceux-là mentent à mon propos. Parce que je dis et je crois qu’il est d’un singulier réconfort pour nous tous tel qu’il a été institué et ordonné et que le Christ l’a laissé. Mais en ce qui concerne votre messe, telle qu’elle est célébrée de nos jours, je dis et je crois qu’elle est la plus abominable idole qui soit au monde. Parce que mon Dieu ne sera pas mangé avec les dents, pas plus qu’il ne mourra à nouveau. Et pour avoir prononcé ces mots, je vais maintenant souffrir mort. Oh Dieu, j’ai maintenant plus d’ennemis que de cheveux sur la tête. Dieu, ne les laisse jamais me vaincre par de vains mots, mais toi Seigneur, combats à ma place, car sur mon cas ils s’acharnent avec tout le mépris qu’ils peuvent imaginer, moi qui suis ta pauvre créature. Mais doux Seigneur, ne me laisses pas m’asseoir avec ceux qui sont contre toi. Car en toi réside ma seule joie. Et Seigneur je désire de tout cœur que, par ta bonté miséricordieuse, tu leur pardonnes cette violence qu’ils ont exercée et exercent sur moi. Ouvre aussi leurs cœurs aveugles, qu’ils puissent dorénavant faire cette chose, qui n’est acceptable que devant toi, devant tes yeux. Et qu’ils propagent ta vérité correctement, sans les vaines fantaisies des hommes pécheurs. Ainsi soit-il. Oh Dieu qu’il en soit ainsi. Par moi Anne Askewe ».
La confession de foi d’Anne Askew
L’impact du témoignage de ce personnage singulier est d’une valeur rhétorique inestimable pour le martyrologue anglais. En effet Foxe était souvent réduit à relater l’exemple de martyrs dont l’histoire était connue de seconde main, par des témoignages oculaires et des lettres, mais rarement de la main même du martyr. L’édification de ses épreuves en exemple dans le Livre des Martyrs permit à des générations de protestants anglais de s’identifier avec la jeune femme et servit de moteur à la confessionnalisation de l’Angleterre. Askew n’était qu’une des nombreux martyrs commémorés par Foxe, mais le récit qu’elle en fait elle-même constitue un exemple des plus poignants. C’est Bale qui publia en premier le témoignage d’Askew dès 1547 d’après un manuscrit qu’il lui aurait été envoyé par une dame de la cour (on peut penser à Catherine Par la dernière reine d’Henri VIII soupçonnée d’hérésie), mais des historiens y ont vu la main de Bale et de Foxe même (Freeman et Wall, 2001).
Le martyre d’Askew en 1546 correspond à la première critique protestante de l’Église d’Henri VIII après son retournement de 1540 lorsqu’il fait exécuter Thomas Cromwell, premier inspirateur de la Réforme anglaise. Les persécutions, dont les évangélistes furent l’objet, provoquèrent le premier exil des protestants anglais qui allèrent s’abreuver à la Réforme continentale. Mais même dans la version plus « authentique » de Foxe, on peut douter du conformisme de la confession de foi d’une femme persécutée en 1546 avec le credo des protestants anglais après l’avènement d’Élisabeth Ire (1559-1603). Son témoignage date d’avant le règne d’Édouard VI (1547-1553) où les premiers jalons d’un dialogue entre la Réforme anglaise et la théologie protestante de l’Europe continentale sont posés. Que croit Anne Askew ? Tout d’abord l’évocation par Askew de la Cène du Seigneur comme commémoration de la Passion du Christ est problématique, même si elle suggère par le terme « nécessaire » qu’elle n’est pas « suffisante ». En effet, le fait de dire que la Cène n’est qu’une commémoration de la Passion est une hérésie non seulement pour l’église catholique, mais aussi pour le luthéranisme et le calvinisme. Askew se défend néanmoins de l’accusation d’avoir nié que l’Eucharistie est un sacrement d’action de grâce, ce qui est assez consensuel. Dans ce contexte, on voit que les accusateurs d’Askew cherchent à ramener toute critique de l’Eucharistie catholique à la négation de la présence réelle du Christ, quelle qu’elle soit, une caractéristique de la seule Réforme zwinglienne. En effet, Askew nie la présence réelle « corporelle » (la chair, le sang, les os) du Christ et la transsubstantiation catholique, mais n’exclut pas pour autant la présence « spirituelle » qui sera défendue par Calvin. En cherchant à rapprocher Askew de Zwingli, ses accusateurs cherchent à la radicaliser et en la défendant, Foxe et Bale la ramène au consensus « anglican ».
La confession de foi d’Askew doit être replacée dans le contexte de dissensions au sein même des réformés anglais concernant l’Eucharistie, notamment lors de la publication du premier « livre de la prière commune » de 1549 rédigé par Thomas Cranmer (1489-1556). Celui-ci opère un compromis entre les différentes interprétations de la présence réelle du Christ et est accusé d’être trop complaisant envers l’ancien rite catholique (Macculloch, 1998). Martin Bucer dira à propos de cette première mouture qu’elle contient des « concessions… faites aussi bien dans le respect de la tradition et de l’infirmité du temps présent ». En d’autres termes, que sa formulation était spécifiquement destinée à être acceptée également par les tenants traditionalistes et radicaux de la Réforme anglaise. Elle est suivie d’une deuxième version en 1552 à la suite de suggestions pour une plus grande adéquation avec la Réforme continentale faites par Bucer et Pierre Martyr Vermigli, tous deux issus de la Réforme strasbourgeoise. Bien que Cranmer n’ait pas suivi les suggestions des deux réformateurs à la lettre, la deuxième version du Livre de la prière commune omet toute référence au sacrifice de la messe. L’énoncé de la présence réelle du Christ, qui divise alors les Réformes luthériennes et calvinistes, reste ambigu et ne se prononce pas en faveur de la présence corporelle ou spirituelle. La formulation « anglicane » est souvent évoquée comme un compromis, une via media, qui aurait pu permettre aux protestants continentaux de s’entendre. Pour beaucoup, notamment les protestants anglais qui se sont exilés sur le continent, le Livre de la prière commune repris par Élisabeth Ire en 1559 ne s’éloigne pas assez du dogme catholique.
C’est le cas de John Foxe qui présente la conception de la présence réelle du Christ d’Askew comme une attaque sans ambiguïté de la présence « corporelle ». En effet, Askew dans sa profession de foi, dit que le Christ ne doit pas être « mangé avec les dents pas plus qu’il ne mourra à nouveau ». Cette formule est une attaque à la fois de la transsubstantiation et du sacrifice de la messe, interprété souvent comme une répétition du sacrifice sur la croix. Le fait qu’Askew dise « qu’il siège à la droite de Dieu » rappelle en effet la position calviniste qui s’oppose à la présence réelle corporelle du Christ dans l’Eucharistie. D’autres aspects de la profession de foi d’Askew sont plus consensuels, comme son christocentrisme, l’évocation de la doctrine de la sola scriptura partagée par tous les évangélistes. On peut noter l’emphase sur le salut par la foi : « les Écritures que le Christ nous a laissées sont suffisantes à notre instruction et notre salut ». On peut donc supposer que le témoignage d’Askew a été adapté, rajoutant ou omettant des passages d’un hypothétique manuscrit dont on a perdu la trace. Sa confession de foi rentre dans le cadre d’un « canon », une tradition du martyre qui lui fait prononcer avant son supplice une confession de foi qui soit en accord avec les thèses des martyrologues. On est en droit de suspendre son jugement et de suggérer que peut-être celle-ci fut modifiée a posteriori dans les Acts and Monuments pour servir la Réforme anglaise. En effet, lors de la publication de la première édition en anglais de 1563, l’Angleterre venait juste de sortir du règne de Marie Tudor qui avait rétabli le culte catholique.
La martyrologie dans l’histoire du protestantisme
Il existe des traditions nationales de l’histoire des martyrs : outre celle de Foxe pour l’Angleterre, nous avons l’Histoire des Martyrs de Jean Crespin en français et la martyrologie d’Adriaan van Haemstede pour les Pays-Bas. Pour la sphère luthérienne, nous avons, entre autres, le Catalogus Testium Veritatis de Matthias Flaccius Illyricus publié à Bâle en 1556. Les martyrs, littéralement les « témoins » de la vérité de l’Évangile, répondent à l’ancienneté de l’Église catholique qui est souvent évoquée comme un argument de poids contre la « nouveauté » de la Réforme. La martyrologie protestante établit un lien entre l’Église primitive des apôtres et la Réforme en réponse à la succession apostolique de l’évêque de Rome. Dans un premier temps, la martyrologie compare les persécutions des évangélistes par l’Église catholique avec celles des premiers chrétiens par les païens. Mais bientôt la question embarrassante de la continuité de la vraie Église entre cette époque et le XVIe siècle se fait de plus en plus sentir. L’Église catholique appuie ses attaques contre Luther sur de nombreuses références aux premières hérésies datant du IIIe siècle jusqu’au mouvement de Jean Hus en Bohême au XVe siècle. Luther se défend en évoquant l’exemple de Hus brûlé au concile de Constance en 1415 et se réclame du même souffle évangélique. En effet Hus avait défendu la traduction des Écritures en langues vernaculaires interdites depuis le quatrième concile de Latran de 1215. Cet argument est particulièrement fort dans l’Empire où les protestants allemands rompent avec l’épiscopat et la succession apostolique. La Réforme trouve des prédécesseurs chez les adversaires médiévaux de Rome qui, les premiers, se seraient opposés aux « erreurs » que « l’Antéchrist romain » avait introduites dans la liturgie.
L’incorporation des hérétiques médiévaux dans la martyrologie protestante se fait par étapes successives, premièrement dans l’Empire où le luthéranisme souffre cruellement du manque de précurseurs ; en Angleterre, dans une moindre mesure, alors que l’épiscopalisme procure à l’anglicanisme une légitimité et une continuité avec le passé par le biais des évêques. La rhétorique luthérienne est néanmoins reprise par John Bale dans son Illustrium Maioris Brytanniae Scriptorum (1548) qui est intégré dans les Acts and Monuments en 1563. Les protestants anglais trouvent leurs propres précurseurs chez les Lollards et plus particulièrement John Wycliffe qui fut condamnée en 1382. John Ball, chef de file de la révolte des paysans de 1381 dont le slogan était « Quand Adam labourait et Ève filait, où était alors le Gentleman ? » était un Lollard.
Il existait d’autres précurseurs, encore plus lointains dans le temps et plus controversés, comme les Albigeois, qui défendirent aussi la traduction de la Bible en vulgaire (en l’occurrence l’occitan) et qui firent l’objet d’une croisade (1208-1249). Les Vaudois, contemporains des Albigeois, survécurent jusqu’au seizième siècle où ils auraient été « récupérés » par des évangélistes français en 1532 et furent l’objet d’un massacre à Cabrières et Mérindol en 1545. Curieusement, les Albigeois et les Vaudois, malgré la coïncidence géographique avec les protestants du Midi, ne sont intégrés que tardivement dans la martyrologie de Crespin. Pourtant ceux-ci sont évoqués dans la martyrologie luthérienne et anglicane et la polémique catholique ne manque pas de souligner le rapport entre les Huguenots et les Albigeois. En effet, les premières éditions du Livre des Martyrs de Crespin ne mentionnent ni les Albigeois ni les Vaudois et ce n’est qu’avec l’édition de Simon Goulard de 1582 que ceux-ci sont mentionnés (Racaut, 1999). Si le martyre collectif des hérétiques médiévaux offre aux martyrologues un moyen de répondre à l’accusation de nouveauté, il a moins d’impact que le témoignage individuel, et particulièrement celui de femmes comme Askew.
La Réforme et les femmes
La version de Foxe, sans les commentaires de Bale, présente le portrait d’une femme déterminée et forte alors que Bale l’avait dépeinte comme une pauvre femme que seul le Saint Esprit aurait pu pousser au martyre. Bale publie des pièces satiriques fustigeant l’Église catholique dès 1538 et joue un rôle de passeur entre la tradition continentale et l’Angleterre (Freeman et Wall, 2001). Askew reprend des éléments satiriques de la critique de la présence réelle notamment lorsqu’elle ironise avec ses accusateurs : « si une souris mange l’hostie, sera-t-elle sauvée ? ». Askew a bénéficié de l’appui de femmes influentes à la cour, qui lui envoient de l’argent lorsqu’elle est en prison, mais celle-ci refuse de les incriminer sous la torture. Askew est interrogée par Stephen Gardiner dont on retrouve l’interrogatoire dans la version flamande du martyre, mais pas dans sa version anglaise.
Gardiner : « Une femme n’a pas plus à faire avec les Écritures qu’un porc portant une selle ».
Askew : « Monseigneur, un porc a autant à faire avec une selle qu’un âne portant une mitre d’évêque ».
Ce dialogue savoureux que l’on trouve dans la martyrologie de Haemstede date de 1559 alors que Gardiner est devenu la cible favorite des exilés anglais. Encore un fois, on peut se demander pourquoi des éléments de « l’examen d’Anne Askew » sont présents dans certaines versions du martyre mais pas dans d’autres.
La dimension féminine de son témoignage a permis aux historiens de la placer dans la continuité d’une narration de l’émancipation des femmes depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours. Dans ce contexte, la Réforme joue un rôle important pour de nombreux historiens féministes et d’historiens des femmes, et aurait permis aux femmes de se démarquer d’une société patriarcale soutenue par l’Église médiévale. C’est maintenant faire référence à un lieu commun que de dire que les églises reformées étaient ouvertes à une participation plus grande des femmes dans la vie religieuse que l’Église catholique.
En effet, au-delà d’une simple martyre, Askew est devenue le symbole d’une femme qui se révolta non seulement contre l’autorité de l’Église mais contre celle des hommes en général, son père, son mari et les théologiens qui l’interrogèrent. Askew était dangereuse pour le pouvoir, du fait de ses opinions hétérodoxes, mais aussi parce qu’elle bouleversait l’ordre établi qui voulait que les femmes soient soumises. Les femmes n’apprenaient que rarement à lire, et l’on voyait d’un très mauvais œil l’engagement de celles-ci dans des controverses théologiques avec des hommes lettrés. Un autre exemple souvent cité est celui d’Argula von Grumbach (1492-1553), qui défia l’Église catholique dans l’Empire et devint l’une des premières adhérentes du luthéranisme. Mais, contrairement à ce qu’une première génération d’historiens féministes a pu écrire, les théologiens protestants n’étaient pas moins troublés par des femmes théologiennes que leurs adversaires catholiques. Si Luther et Calvin approuvèrent d’abord l’idée de l’égalité des femmes face aux problèmes du salut, en pratique ceux-ci n’étaient pas moins intransigeants lorsqu’il s’agissait de tolérer la présence de femmes en chaires ou comme pasteurs de leurs communautés respectives.
Le contexte historique du martyre d’Askew est la fin du règne d’Henri VIII alors que s’opère un retournement contre la Réforme protestante en Angleterre après que le roi se fut affranchi de l’obéissance papale. Henri VIII était revenu sur la liberté de lire les Bibles en anglais dans son Act for the Advancement of True Religion de 1543 où il avait visé les femmes en particulier. La lecture de la Bible était restreinte à la noblesse, aux hommes lettrés et interdite aux femmes en dessous du statut de propriétaire (la gentry) et ce, seulement en privé. Askew cite fréquemment la Bible dans son témoignage et dans les controverses avec ses bourreaux ce qui en fait une hors-la-loi. Son témoignage permet ainsi une lecture multiple, de la martyrologie en général, et de la remise en question du paternalisme par les femmes martyres en particulier.
Les femmes, bien au-delà d’une expérience vécue, restaient des symboles de l’assujettissement de l’esprit et de l’âme aux désirs et au corps, un monde renversé où les passions, le désir sexuel principalement, prenaient le pas sur la raison. Dans la cosmologie judéo-chrétienne, la femme représente le bas du corps qui doit être discipliné par l’homme, symbole du haut du corps. L’acceptation d’une plus grande intervention des femmes permet aux théologiens catholiques de dépeindre la Réforme comme un monde renversé « cul par dessus tête ». Le topos du « monde à l’envers » où l’on « marche sur la tête », cher à la culture populaire, est repris par la culture savante dans un arsenal rhétorique mis au service de la controverse religieuse, d’un côté comme de l’autre du fossé confessionnel grandissant. Au Moyen Âge, les hérésies et toutes autres divergences d’opinions étaient féminines par défaut, et souvent dépeintes comme des monstres de sexe féminin. La femme est assujettie à l’homme dès les premières lignes du Pentateuque où Ève succombe au serpent de la tentation et provoque la Chute. Dans l’Évangile de Paul, les femmes sont exclues de la hiérarchie ecclésiastique et ne peuvent exprimer d’opinions théologiques sans l’approbation préalable de leurs maris. Dans l’Apocalypse de Jean, la cité corrompue, Babylone, est représentée par une prostituée chevauchant un monstre à plusieurs têtes, par opposition à la cité de Dieu, la Jérusalem céleste.
La misogynie institutionnelle de l’Église est renforcée au Moyen Âge par l’appropriation du mariage par l’Église et le célibat des prêtres qui s’opère après l’an mil. Dans l’Ancien Testament, les prêtres doivent être mariés à une seule femme afin de se soustraire au péché. Cette recommandation est reprise par l’Église protestante, notamment anglicane qui préconise qu’il vaut mieux se « marier que de brûler ». L’abolition du célibat des prêtres avec Luther est source de bien des controverses et donne lieu à de nombreux quolibets de la part de l’Église catholique qui accuse les moines et les nonnes d’avoir « jeté le froc aux orties » afin de commettre le péché de chair. En face, les protestants accusent les prêtres et toute la hiérarchie épiscopale catholique jusqu’au pape de vivre en concubinage. Dans l’Angleterre d’Askew, cette problématique est mise en scène par le mariage des premiers prêtres anglicans qui est interdit par les Six Articles d’Henri VIII de 1539. Le fait qu’Askew ait voulu divorcer est repris par ses adversaires pour démontrer que la seule fin de la Réforme protestante et de permettre à ses adhérents de vivre dans l’adultère. Dans toute l’Europe, la Réforme est souvent accusée de briser les mariages, de désunir les familles, de soustraire les femmes à l’autorité de leurs maris, d’engendrer un tohu-bohu général qui ne peut mener qu’à la destruction totale de la société. Cet argument est repris avec force après le début des guerres de religion en France et dans les Pays-Bas, quand la révolte des femmes contre leurs maris, des enfants contre leurs pères, des serviteurs contre leurs maîtres, est mis sur le même niveau que la révolte des sujets contre leurs rois. « Le monde à l’envers » et le renversement de toute hiérarchie est ancré dans les mentalités populaires et repris dans les sociétés de jeunesse et les charivaris : les maris, qui dérogent à la règle d’autorité sur leurs femmes, sont paradés dans les rues, montés à l’envers sur des ânes, au son d’une cacophonie d’instruments de cuisine. Cette pratique courante pendant toute l’époque moderne est reprise dans la culture savante pour décrire les troubles civils, notamment lors de la Guerre Civile anglaise.
De façon plus précise, les femmes protestantes sont souvent décrites dans les pamphlets catholiques comme des « femmelettes », reprenant le terme mulierculae courant au Moyen Âge dans les controverses religieuses pour déconsidérer son adversaire. Ainsi Bernard de Clairvaux l’utilise contre son adversaire républicain et hérétique Arnold de Brescia au XIIe siècle : « ceci est évident même pour les personnes stupides et les femmelettes ». L’association entre les hommes illettrés et les « femmelettes » est courante du fait du taux d’illettrisme plus élevé chez les femmes que chez les hommes, à plus forte raison dans les milieux populaires. Pour insulter un adversaire lettré, les théologiens du Moyen Âge ont souvent recours à cette formule et notamment au temps de la Réforme. Askew et von Grumbach sont bien sûr affublées de cette appellation péjorative par leurs adversaires qui en font des exemples de la dérive à laquelle la traduction de la Bible en vulgaire donne lieu. Si même les femmes lisent la Bible et se forgent leur propre opinion alors que dire du reste du peuple, principalement des hommes illettrés ? C’est la hiérarchie même de la société que les détracteurs d’Askew défendent, marquant la distance entre le peuple et le clergé qui se doit d’être respectée par le biais d’une éducation savante. En plus de l’argument féministe qui veut que la démocratisation de l’accès aux Écritures ait amélioré la condition des femmes s’ajoute un argument social : les femmes lettrées représentent une minorité d’avant-garde pour les classes défavorisées en général. Pour résumer de façon assez simple cet argument, si des femmes lisent la Bible à l’époque moderne, c’est aussi le cas d’une proportion encore plus grande d’hommes. C’est en tous cas l’argument qu’utilisent les détracteurs de la Réforme pour justifier les interdits qui frappent les traductions de la Bible en langues vernaculaires dans l’Europe catholique.
Le Concile de Trente qui siège par intermittence entre 1545 et 1563, n’interdit pas en bloc les traductions de la Bible, mais n’autorise son utilisation par les laïques qu’avec l’autorisation de l’évêque. Dans l’Europe protestante, l’accès aux Écritures est bien sûr encouragé chez les hommes et les femmes dans le contexte familial pour l’éducation religieuse des enfants. Ainsi, les réformés diffusent la Parole Divine chez les laïques, même illettrés, par le biais de citations systématiques de passages de la Bible dans leurs sermons. Calvin commente ainsi la Bible en chaire, livres par livres, versets par versets tout au long de l’année. Les réformés composent des abécédaires et des catéchismes qui résument les Écritures aux enfants, aux hommes et aux femmes qui n’ont pas accès aux écoles. La fondation d’écoles du dimanche, sous l’égide du pasteur, est une illustration du rôle que la Réforme protestante donne à l’éducation des laïques. Cette volonté n’est reprise par l’Église catholique, pourtant sensible à cet aspect de la réforme des mœurs, que plus tard, notamment sous l’impulsion de la Société de Jésus qui se fait une spécialité d’éduquer les laïques. Les nombreuses écoles jésuites qui fleurissent au XVIIe siècle dans toute l’Europe catholique sont un témoignage de l’intérêt du catholicisme pour l’éducation des laïques que l’on pourrait qualifier de tardif. Les « livres des martyrs » ont aussi une vocation éducative, dans leurs versions anglaises, françaises, allemandes et flamandes. Cette tradition facilite l’identification des lecteurs à la Réforme dans un contexte national, puisque les martyrs qui y sont évoqués sont principalement des compatriotes bien que les martyrologues se copient les uns les autres.
La confession de foi d’Askew ne peut plus être interprétée au pied de la lettre, mais doit être remise dans son contexte historique ou les dissensions entre les différentes confessions protestantes font rage. La voix féminine d’Askew est néanmoins indéniable et ses éditeurs, Bale et Foxe, par leur volonté même de modérer son impact, démontrent l’ambivalence d’auteurs masculins face à la révolte d’une femme contre l’autorité patriarcale. Foxe, par exemple, minimise le fait qu’Askew ait voulu divorcer, craignant que ce seul détail suffise à décrédibiliser son témoignage. En mettant en exergue l’exemple de femmes persécutées, Foxe veut surtout souligner la cruauté des bourreaux et de l’église catholique en général, instrumentalisant la féminité de ses martyrs à des fins polémiques. On peut citer à cet égard le martyre des femmes de Guernesey représenté dans une des gravures les plus choquantes de la Réforme où l’on voit un fœtus mort-né jaillir du ventre d’une des victimes que Foxe reproduit dans sa martyrologie (Fig. 1). L’infanticide, à plus forte raison le néonaticide, est en effet une des accusations les plus graves que l’on puisse proférer à l’encontre d’un ennemi. Elle est utilisée fréquemment dans la propagande catholique, notamment en France, où les protestants sont accusés du meurtre de nourrissons. Cette accusation remonte à la conquête romaine de la Palestine où les Juifs sont accusés pour la première fois d’avoir kidnappé un enfant grec pour le sacrifier lors de la Pâque juive. Les horreurs décrites dans les « livre des martyrs » protestants trouvent leur réponse dans des équivalents catholiques où les exactions des protestants sur le corps des prêtres sont décrites et illustrées de gravures. C’est le cas notamment du Théâtre des cruautés de Richard Verstegan publié à Anvers en 1588, une sorte d’anti-martyrologie catholique dépeignant les crimes des soldats protestants pendant les guerres de religion.
Source : les affrontements religieux en Europe.