L’Histoire du Vert, le bal des couleurs – 4
Après le Bleu, le Rouge, le Jaune, voici un bref historique de la couleur Verte par le grand spécialiste Français, Michel Pastoureau.
Emblème du mal au Moyen Age, le vert est désormais symbole de nature et de liberté. Selon l’historien Michel Pastoureau, plus qu’un pigment, toute couleur est d’abord une idée.
Historien médiéviste, Michel Pastoureau est directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, spécialiste de la symbolique occidentale – couleurs, images, emblèmes, bestiaires. Après le bleu et le noir, il livre une fascinante histoire de la couleur verte.
« Le vert est une couleur très riche, ambiguë, une matière rêvée pour l’historien – et, à titre personnel, ma couleur préférée depuis l’enfance ! Ce qui n’est pas forcément partagé. Sa cote n’a cessé d’osciller d’une époque à l’autre. A la différence de celle du bleu, qui, dans les sociétés occidentales, enregistre une promotion continue ; les Grecs et les Romains n’aimaient pas le bleu, qui est maintenant la couleur préférée de 50 % de la population.
Dans le cas du vert, cela monte et descend tout le temps ; certaines époques l’adorent, d’autres le haïssent. Selon les enquêtes d’opinion, aujourd’hui, presque autant de personnes ont le vert pour couleur préférée (15 %) que pour couleur détestée, censée porter malheur. Les comédiens refusent toujours de la porter sur scène. Une vieille superstition : au Moyen Age, le vert-de-gris, pigment utilisé par les peintres, était aussi un poison…
Vert = bleu + jaune :
Cette combinaison, apprise dès l’école maternelle, s’est révélée très tard. A longtemps persisté un tabou, venu de la Bible, sur les mélanges : on ne fusionne pas deux matières pour en faire une troisième. Il existait surtout un règlement professionnel très strict chez les teinturiers, qui n’avaient l’autorisation de fabriquer que certaines couleurs : les cuves de bleu et de jaune ne se situaient pas au même endroit dans la ville, et personne n’aurait donc eu l’idée de les mélanger.
Il faut attendre la découverte du cercle chromatique par Newton, au XVIIe siècle, pour qu’on situe le vert à mi-chemin entre bleu et jaune. C’est très récent à l’échelle de l’histoire. Le vert n’est donc en rien le mélange des symboles du bleu et du jaune, à la différence du roux, qui a longtemps associé les mauvais aspects du rouge et du jaune : colère, péché, luxure, d’un côté, mensonge, trahison, robe de Judas, de l’autre.
Satan, Hulk et les Martiens :
Le vert, c’est la couleur de Satan, du diable, des ennemis de la chrétienté, des êtres étranges : fées, sorcières, lutins, génies des bois et des eaux. Les super-héros et les Martiens, grands et petits hommes verts de la science-fiction, s’inscrivent dans cet héritage culturel, où le vert joue le rôle de l’ailleurs, de l’étrangeté, du fantastique. Pourquoi ? Parce que c’est une couleur instable, rebelle, très difficile à fixer chimiquement. Avec le vert, le rapport entre chimique et symbolique se révèle passionnant.
Symbole du destin :
Du point de vue philosophique et anthropologique, la chance et la malchance vont ensemble, la roue de la fortune tourne. Par excellence, le vert est la couleur de l’indécision, le visage du destin ; sa symbolique la plus forte, c’est une partie en train de se jouer : pelouses des terrains de sport, tapis des joueurs de cartes, tables de ping-pong, tapis verts des conseils d’administration où se décide l’avenir d’une entreprise. Le vert incarnait la chance, donc la fortune et l’argent, bien avant l’apparition du dollar.
De la nature à l’idéologie :
Longtemps vu comme maléfique, le vert a été revalorisé par nos sociétés contemporaines, jusqu’à incarner la liberté. On lui a donné le feu vert, et même confié une mission de taille : sauver la planète ! C’est devenu une idéologie : l’écologie – après le rouge, symbole du communisme. Plusieurs étapes historiques ont inventé le vert comme couleur médicale, sanitaire, apaisante, couleur de la nature, de l’hygiène, du bio.
Avec le romantisme, d’abord, à la fin du XVIIIe siècle, la nature devient verte, exclusivement synonyme de végétation, alors qu’elle portait avant les couleurs des quatre éléments, l’eau, la terre, le feu et l’air. Au XIXe siècle, ensuite, avec les deux révolutions industrielles, on sent qu’on manque de verdure : la nature fait son entrée dans la ville. Le mouvement commence en Angleterre à l’époque victorienne : on construit des parcs et des jardins, espaces verts, allées vertes, coulées vertes, etc.
D’anglais, le phénomène devient européen, puis américain. On envoie les gens se mettre au vert à la campagne – voyez encore aujourd’hui, les classes vertes. Il y a un besoin de couleur verte pour les yeux et de chlorophylle pour les poumons. C’est devenu plus politique depuis que des partis, en France, en Allemagne et ailleurs, se sont nommés « les Verts ».
Sous le ciel de l’Islam :
C’est d’abord la couleur du prophète et de ses descendants : Mahomet aimait cette couleur, portait au combat un turban et un étendard verts. On évitait de mettre du vert dans les beaux tapis pour ne pas fouler cette couleur sacrée. En terre d’Islam, le vert est très valorisé, toujours positif, jamais pris en mauvaise part ; c’est la couleur fédératrice sur le plan politique et religieux.
Des héros pas comme les autres : Néron, Tristan et Alceste :
Néron adore le vert ; des témoignages vantent sa collection d’émeraudes ; il aime les modes orientales, barbares, donc s’habille de vert, ce qui est extravagant pour un empereur romain. Dans les jeux du cirque, courses de chars, il soutient les curies vertes, alors que les empereurs en général soutiennent les bleues. Ses biographes disent qu’il était un grand amateur de poireaux, la nourriture des plus pauvres…
Tristan, héros préféré du public médiéval, entretient un rapport très fort avec cette couleur : il a du vert dans ses armoiries, il se cache dans la forêt pour fuir la colère du roi Marc, se déguise en jongleur ou en fou, adore les arbres et les tilleuls.
Molière écrit Le Misanthrope à une période où le vert, en vogue chez les princes et les seigneurs au début du XVIIe siècle, est passé de mode. Alceste, avec ses rubans verts, est donc grotesque !
Un fait social, économique, littéraire :
C’est la société qui fait la couleur. Historien des sociétés occidentales, je travaille sur des terrains documentaires variés : le vocabulaire, la littérature, la poésie, les traditions orales, les croyances, l’art et spécialement la peinture, mais aussi le vêtement, qui est le grand code de la couleur de la vie en société, les étoffes, les drapeaux, les emblèmes. Je dis souvent à mes étudiants que les teinturiers ont autant à nous apprendre que les peintres.
Les problèmes économiques sont importants aussi : les prix variant beaucoup, un peintre utilisera tel pigment, meilleur marché, plutôt que tel autre. J’ai aussi pris l’habitude de rencontrer chimistes et physiciens. La distinction entre couleur primaire et couleur secondaire émerge au XVIIIe siècle et s’impose comme vérité scientifique au XIXe, alors que, pour les sciences humaines, c’est une simple convention, une étape dans l’histoire des savoirs… Le scientisme a fait beaucoup de mal à la couleur.
Et continue d’en faire : ainsi Johannes Itten, théoricien du Bauhaus, toujours enseigné dans les écoles des beaux-arts, a répété jusqu’à sa mort, en 1967 : « Les lois de la couleur sont éternelles et universelles. » Cela me met en rage ! Il n’y a évidemment rien d’universel dans les problèmes de la couleur. En Asie, par exemple, on ne se demande pas si c’est bleu, vert ou jaune, mais si c’est sec ou humide, lisse ou rugueux, tendre ou dur, transparent ou mat.
Drôle d’idée :
Avant d’être pigment, matière ou lumière, la couleur est une idée, un concept. De récentes études montrent d’ailleurs qu’un non-voyant de naissance, parvenu à l’âge adulte, a la même culture des couleurs qu’un voyant. C’est vertigineux. Voir les couleurs n’est donc pas nécessaire pour les évoquer. Elles se manipulent comme des catégories abstraites. Le drapeau français est bleu, blanc, rouge : il n’y a pas de texte constitutionnel qui définit ce qu’est le bleu, le blanc ou le rouge. Ce qui compte, c’est l’idée. Entre la couleur réelle et la couleur nommée, il y a d’ailleurs parfois des écarts énormes. Le vin blanc par exemple n’a rien de blanc, sinon ce serait du lait ! »
Source : Michel Pastoureau