L’Histoire du Blanc, le bal des couleurs – 5

L’Histoire du Blanc, le bal des couleurs – 5

Après mes petites chroniques sur l’Histoire de la couleur Bleue, Rouge, Jaune et Verte, voici le Blanc.


Blanc comme la neige, blanc comme un linge, le blanc qui est de nouveau considéré comme une vraie couleur (à l’instar du noir).

Michel Pastoureau, le spécialiste des couleurs sait combien cette pauvre couleur peine à être reconnue à sa juste valeur, combien elle est l’objet d’une incroyable intransigeance. Car on n’est jamais content du blanc, on lui en demande toujours davantage, on le veut «plus blanc que blanc»! Pourtant, l’historien le raconte ici, cette couleur-là est sans doute la plus ancienne, la plus fidèle, celle qui porte depuis toujours les symboles les plus forts, les plus universels, et qui nous parle de l’essentiel: la vie, la mort, et peut-être aussi – est-ce la raison pour laquelle nous lui en voulons tant » – un peu de notre innocence perdue.

Le blanc – Partout, il dit la pureté et l’innocence

Quand on considère le blanc, on ne peut s’empêcher d’avoir une légère hésitation et de se demander s’il est vraiment une couleur… Est-ce une question sacrilège pour le spécialiste que vous êtes?

C’est une question très moderne, qui n’aurait eu aucun sens autrefois. Pour nos ancêtres, il n’y avait pas de doute: le blanc était une vraie couleur (et même l’une des trois couleurs de base du système antique, au même titre que le rouge et le noir). Déjà, sur les parois grisâtres des grottes paléolithiques, on employait des matières crayeuses pour colorer les représentations animales en blanc et, au Moyen Age, on ajoutait du blanc sur le parchemin des manuscrits enluminés (qui étaient beige clair ou coquille d’œuf).

Dans les sociétés anciennes, on définissait l’incolore par tout ce qui ne contenait pas de pigments. En peinture et en teinture, il s’agissait donc de la teinte du support avant qu’on l’utilise: le gris de la pierre, le marron du bois brut, le beige du parchemin, l’écru de l’étoffe naturelle… C’est en faisant du papier le principal support des textes et des images que l’imprimerie a introduit une équivalence entre l’incolore et le blanc, ce dernier se voyant alors considéré comme le degré zéro de la couleur, ou comme son absence. Nous n’en sommes plus là… Après de nombreux débats entre physiciens, on a finalement renoué avec la sagesse antique et on considère à nouveau le blanc comme une couleur à part entière.

Nos ancêtres étaient donc particulièrement avisés à cet égard ?

Oui. Ils distinguaient même le blanc mat du blanc brillant: en latin, albus (le blanc mat, qui a donné en français «albâtre» et «albumine») et candidus (le brillant, qui a donné «candidat», celui qui met une robe blanche éclatante pour se présenter au suffrage des électeurs). Dans les langues issues du germanique, il y a également deux mots: blank, le blanc brillant – proche du noir brillant (black), qui va s’imposer en français après les invasions barbares – et weiss, resté, en allemand moderne, le blanc mat. Autrefois, la distinction entre mat et brillant, entre clair et sombre, entre lisse et rugueux, entre dense et peu saturé, était souvent plus importante que les différences entre colorations. «L’homme blanc est attaché à ce symbole qui flatte son narcissisme»

Il reste que, dans notre vocabulaire, le blanc est associé à l’absence, au manque: une page blanche (sans texte), une voix blanche (sans timbre), une nuit blanche (sans sommeil), une balle à blanc (sans poudre), un chèque en blanc (sans montant) … Ou encore: «J’ai un blanc!»

coton

Le lexique en a effectivement gardé la trace. Mais, dans notre imaginaire, nous associons spontanément le blanc à une autre idée: celle de la pureté et de l’innocence. Ce symbole-là est extrêmement fort, il est récurrent dans les sociétés européennes et on le retrouve en Afrique et en Asie. Presque partout sur la planète, le blanc renvoie au pur, au vierge, au propre, à l’innocent… Pourquoi ? Sans doute parce qu’il est relativement plus facile de faire quelque chose d’uniforme, d’homogène, de pur avec du blanc qu’avec les autres couleurs.

Dans certaines régions, la neige a renforcé ce symbole. Quand elle n’est pas souillée, elle s’étend uniformément sur les champs en prenant un aspect monochrome. Aucune autre couleur n’est aussi unie dans la nature: ni le monde végétal, ni la mer, ni le ciel, ni les pierres, ni la terre… Seule la neige suggère la pureté, et par extension, l’innocence et la virginité, la sérénité et la paix… Dès la guerre de Cent Ans, aux XIVe et XVe siècles, on a brandi un drapeau blanc pour demander l’arrêt des hostilités: le blanc s’opposait alors au rouge de la guerre. Cette dimension symbolique est presque universelle, et constante au fil des temps.

Virginité, dites-vous… Vous rappeliez pourtant la semaine dernière que, longtemps, la mariée fut en rouge…

Oui. Car jadis, chez les Romains par exemple, la virginité d’une femme n’avait pas l’importance qu’on lui a donnée par la suite. Avec l’institution définitive du mariage chrétien, au XIIIe siècle, il est devenu essentiel, pour des raisons d’héritage et de généalogie, que les garçons à naître soient bien les fils de leur père. Cela est devenu petit à petit une obsession. A compter de la fin du XVIIIe siècle, alors que les valeurs bourgeoises prennent le pas sur les valeurs aristocratiques, on somme les jeunes femmes d’afficher leur virginité, probablement parce que celle-ci n’allait plus de soi. Elles ont dû porter des robes blanches… Le code nous est resté. Aujourd’hui, comme le mariage n’est plus obligatoire, celles qui le choisissent cherchent à le solenniser et se marient donc selon l’ancienne tradition.

Longtemps, le blanc fut aussi une garantie de propreté ?

Pendant des siècles, toutes les étoffes qui touchaient le corps (les draps, le linge de toilette et ce que l’on appelle maintenant les sous-vêtements) se devaient d’être blanches, pour des raisons d’hygiène bien sûr (le blanc était assimilé au propre; le noir, au sale), mais aussi pour des raisons pratiques: comme on faisait bouillir les étoffes pour les laver, notamment celles de chanvre, de lin et de laine, celles-ci avaient tendance à perdre leur teinte. Le blanc, lui, était la couleur la plus stable et la plus solide. Mais, surtout, on attachait à cette pratique de véritables tabous moraux: au Moyen Age, il était bien plus obscène de se montrer en chemise que de se présenter nu. Une chemise qui n’était pas blanche était d’une incroyable indécence.

On en est loin…

C’est tout récent! Jamais nos arrière-grands-parents ne se seraient couchés dans des draps qui n’auraient pas été blancs! Le passage s’est fait en douceur: on a d’abord toléré quelques teintes douces, des tons pastel (bleu ciel, rose, vert pâle) – des demi-couleurs en somme. Puis on a eu recours aux rayures: c’est un artifice classique pour briser la couleur avec du blanc et l’atténuer. A présent, nous acceptons très bien que notre corps touche des couleurs vives: nous pouvons dormir dans des draps rouges, nous essuyer avec une serviette jaune, porter des sous-vêtements violets, ce qui aurait été impensable il y a quelques décennies. Nous avons brisé un tabou ancestral…

Mais le blanc n’a pas dit son dernier mot sur le sujet: nombre d’hommes estiment de nouveau qu’une étoffe blanche sur une peau féminine est susceptible d’éveiller le désir. Le blanc n’est donc pas si innocent que cela. Et malgré tout, il reste la couleur hygiénique par excellence, toujours une garantie de propreté: nos baignoires et nos réfrigérateurs sont généralement blancs. «Longtemps toutes les étoffes qui touchaient le corps devaient être blanches»

Nous cultivons même une véritable obsession pour le blanc, comme le martèlent les publicités pour les lessives: il faut désormais que le linge soit plus blanc que blanc! Serait-ce notre manière moderne de rechercher la pureté ?

Nous poursuivons en effet une quête du superblanc, où le symbolique rejoint sans doute le matériel. Coluche s’en moquait dans l’un de ses sketchs: «Plus blanc que blanc ? Ça doit être troué!» On a toujours cherché à aller au-delà du blanc.

Au Moyen Age, c’était le doré qui remplissait cette fonction: la lumière très intense prenait des reflets d’or, disait-on. Aujourd’hui, on utilise parfois le bleu pour suggérer l’au-delà du blanc : le freezer des réfrigérateurs (plus froid que le froid), les bonbons à la menthe superfroids, ou les glaciers que l’on dessine sur les cartes en bleu sur le fond blanc de la neige…

Il y a un autre symbole fort du blanc: celui de la lumière divine.

Oui. Alors que la Vierge a été longtemps associée au bleu, Dieu lui-même est resté perçu comme une lumière… blanche. Les anges, ses messagers, sont également en blanc… Ce symbolisme s’est renforcé avec l’adoption, en 1854, du dogme de l’Immaculée Conception (le blanc devenant la seconde couleur de la Vierge). Les souverains, qui tenaient leur autorité du pouvoir divin, ont également adopté la couleur blanche, et l’ont choisie comme une manière de se distinguer dans les armées très colorées: ainsi sont blancs l’étendard et l’écharpe royaux, la cocarde de Louis XVI, le panache et le cheval d’Henri IV… Aujourd’hui encore, les membres de certaines sectes, adorateurs de la lumière ou quêteurs d’un Graal moderne, choisissent cette couleur pour leurs rituels.

On peut se demander si la Science moderne n’a pas été influencée elle aussi par cette vieille mythologie: le big bang est souvent représenté par un éclat de lumière blanche.

Tout à fait. Le blanc, c’est aussi la lumière primordiale, l’origine du monde, le commencement des temps, tout ce qui relève du transcendant. On retrouve cette association dans les religions monothéistes et dans de nombreuses sociétés. L’autre face de ce symbole, c’est le blanc de la matière indécise, celui des fantômes et des revenants qui viennent réclamer justice ou sépulture, l’écho du monde des morts, porteurs de mauvaises nouvelles.

Dès l’Antiquité romaine, les spectres et les apparitions sont décrits en blanc. Cela n’a pas varié. Regardez les bandes dessinées: il est impensable qu’un fantôme n’y apparaisse pas en blanc! Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les BD sont très conservatrices, et elles perpétuent de très vieux codes que les lecteurs comprennent inconsciemment: le blanc de l’au-delà, le bleu qui calme, le rouge qui excite, le noir qui inquiète… Une symbolique des couleurs qui ne les respecterait pas serait sans doute moins efficace.

Avec le blanc, nous sommes dans la virginité et l’innocence, mais curieusement aussi dans la vieillesse et la sagesse. Le bébé et le vieillard… Comme si, une fois encore dans cette histoire, les couleurs réunissaient les extrêmes.

Exactement. Le blanc du grand âge, celui des cheveux qui blanchissent, indique la sérénité, la paix intérieure, la sagesse. Le blanc de la mort et du linceul rejoint ainsi le blanc de l’innocence et du berceau. Comme si le cycle de la vie commençait dans le blanc, passait par différentes couleurs, et se terminait par le blanc (d’ailleurs, en Asie comme dans une partie de l’Afrique, le blanc est la couleur du deuil).

La vie vue comme un parcours dans les couleurs, du blanc au blanc… C’est une jolie métaphore… Il y a un autre symbole qui nous colle, si j’ose dire, à la peau: nous-mêmes, Européens, sommes censés avoir le teint blanc.

C’est un enjeu social majeur! La blancheur de la peau a toujours agi comme un signe de reconnaissance. Jadis, puisque les paysans, qui travaillaient en plein air, avaient le teint hâlé, les aristocrates se devaient d’avoir la peau le moins foncée possible, pour bien s’en distinguer. Dans les sociétés de cour du XVIIe et du XVIIIe siècle, ils s’enduisaient de crèmes pour se faire un masque blanc qu’ils rehaussaient en certains endroits avec du rouge.

Ce sont les visages de plâtre qu’arborent les personnages de Barry Lyndon, film de Stanley Kubrick. Le blanc du visage d’Elizabeth Ière ou de Marie Antoinette.

Les petits seigneurs du XVIIIe étaient obsédés par le souci de marquer leur différence face à des paysans parfois plus riches qu’eux (l’expression «sang bleu» est rattaché à cette habitude: leur visage était tellement pâle et translucide que l’on en voyait les veines, et certains allaient jusqu’à les redessiner, afin de ne pas être confondus avec des laboureurs) …

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il convient, cette fois, de se distinguer des ouvriers, qui ont la peau blanche puisqu’ils travaillent à l’intérieur: pour l’élite, c’est donc le temps des bains de mer et du teint hâlé. Aujourd’hui, le balancier semble reparti dans l’autre sens: à force d’être à la portée de tous, le bronzage devient vulgaire. La peur du cancer fait le reste: désormais, le grand chic est de ne pas être trop bronzé… La vraie liberté serait de ne pas se laisser prendre par ces différentes influences, mais nous obéissons malgré nous aux lois du groupe auquel nous appartenons, et nous sommes prisonniers du regard des autres.

Et du regard des autres sociétés… A ce titre, il n’est sans doute pas anodin de se penser comme des «Blancs». Aurions-nous, par là, l’ambition de nous croire «innocents»?

Je le crois. Nous nous pensons innocents, purs, propres, divins parfois, et peut-être même un peu sacrés… L’homme blanc n’est pas blanc, bien sûr. Pas plus que le vin blanc. Mais nous sommes extrêmement attachés à ce symbole qui flatte notre narcissisme… Les Asiatiques, eux, voient dans notre blancheur une évocation de la mort: l’homme blanc européen a un teint si morbide à leurs yeux qu’il est réputé sentir véritablement le cadavre. Chacun perçoit les autres en fonction de sa propre symbolique. En Afrique, où il est important d’avoir la peau brillante et luisante (soit naturellement, soit artificiellement), la peau mate et sèche des Européens est vue comme maladive. Chaque regard est culturel. Nos préjugés sociaux se jouent dans le sentiment de notre propre couleur.

Ce qui est frappant avec le blanc, c’est l’étonnante pérennité de son symbolisme. Contrairement aux autres couleurs, il n’a pas changé au fil des siècles.

Les racines symboliques du blanc – l’innocence, la lumière divine, la pureté – sont presque universelles et remontent très haut dans le temps… Sans le savoir, nous y sommes toujours rattachés. Le monde moderne y a peut-être ajouté un ou deux symboles, celui du froid par exemple, mais, pour l’essentiel, nous vivons toujours avec cet imaginaire antique. Et, comme la symbolique des couleurs est un phénomène de très longue durée, il n’y a aucune raison pour que cela s’arrête.

Source : Michel Pastoureau
Dominique Simonnet pour l’Express.

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