Le Noël de Cosette – Les Misérables – Victor Hugo
Le soir de Noël 1823, Jean Valjean retrouve Cosette à Montfermeil et la tire des griffes des Thénardier qui l’avaient réduite en esclavage, dès le lendemain, il la rachète pour 1500 francs.
La Noël de l’année 1823 fut particulièrement brillante à Montfermeil.
Tout à coup, un des marchands colporteurs logés dans l’auberge entra, et dit d’une voix dure :
– On n’a pas donné à boire à mon cheval.
– Si fait vraiment, dit la Thénardier.
– Je vous dis que non, la mère, reprit le marchand.
– Au fait, c’est juste, dit la Thénardier, si cette bête n’a pas bu, il faut qu’elle boive.
Puis, regardant autour d’elle :
– Eh bien, où est donc cette autre ?
Elle se pencha et découvrit Cosette blottie à l’autre bout de la table, presque sous les pieds des buveurs.
– Vas-tu venir ? cria la Thénardier.
Cosette sortit de l’espèce de trou où elle s’était cachée. La Thénardier reprit :
– Mademoiselle Chien-faute-de-nom, va porter à boire à ce cheval.
– Mais, madame, dit Cosette faiblement, c’est qu’il n’y a pas d’eau.
La Thénardier ouvrit toute grande la porte de la rue.
– Eh bien, va en chercher !
Cosette baissa la tête, et alla prendre un seau vide qui était au coin de la cheminée.
Ce seau était plus grand qu’elle, et l’enfant aurait pu s’asseoir dedans et y tenir à l’aise.
Cosette s’enfuit emportant son seau et faisant les plus grands pas qu’elle pouvait.
En ce moment, elle sentit tout à coup que le seau ne pesait plus rien. Une main, qui lui parut énorme, venait de saisir l’anse et la soulevait vigoureusement. Elle leva la tête. Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprès d’elle dans l’obscurité.
C’était un homme qui était arrivé derrière elle et qu’elle n’avait pas entendu venir. Cet homme, sans dire un mot, avait empoigné l’anse du seau qu’elle portait.
Cosette n’avait pas eu peur.
L’homme lui adressa la parole. Il parlait d’une voix grave et presque basse.
– Mon enfant, c’est bien lourd pour vous ce que vous portez là.
Cosette leva la tête et répondit :
– Oui, monsieur.
– Donnez, reprit l’homme. Je vais vous le porter.
Cosette lâcha le seau. L’homme se mit à cheminer près d’elle.
– C’est très lourd en effet, dit-il entre ses dents.
Puis il ajouta :
– Petite, quel âge as-tu ?
– Huit ans, monsieur.
– Et viens-tu de loin comme cela ?
– De la source qui est dans le bois.
– Et est-ce loin où tu vas ?
– À un bon quart d’heure d’ici.
L’homme resta un moment sans parler, puis il dit brusquement :
– Tu n’as donc pas de mère ?
– Je ne sais pas, répondit l’enfant.
Avant que l’homme eût eu le temps de reprendre la parole, elle ajouta :
– Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n’en ai pas.
Et après un silence, elle reprit :
– Je crois que je n’en ai jamais eu.
L’homme s’arrêta, il posa le seau à terre, se pencha et mit ses deux mains sur les deux épaules de l’enfant, faisant effort pour la regarder et voir son visage dans l’obscurité.
– Comment t’appelles-tu ? dit l’homme.
– Cosette.
L’homme eut comme une secousse électrique. Il la regarda encore, puis il ôta ses mains de dessus les épaules de Cosette, saisit le seau, et se remit à marcher.
Au bout d’un instant il demanda :
– Petite, où demeures-tu ?
– À Montfermeil, si vous connaissez.
– C’est là que nous allons ?
– Oui, monsieur.
Il fit encore une pause, puis recommença :
– Qui est-ce donc qui t’a envoyée à cette heure chercher de l’eau dans le bois ?
– C’est madame Thénardier.
L’homme repartit d’un son de voix qu’il voulait s’efforcer de rendre indifférent, mais où il y avait pourtant un tremblement singulier :
– Qu’est-ce qu’elle fait, ta madame Thénardier ?
– C’est ma bourgeoise, dit l’enfant. Elle tient l’auberge.
– L’auberge ? dit l’homme. Eh bien, je vais aller y loger cette nuit. Conduis-moi.
– Nous y allons, dit l’enfant.
L’homme marchait assez vite. Cosette le suivait sans peine. Elle ne sentait plus la fatigue. De temps en temps, elle levait les yeux vers cet homme avec une sorte de tranquillité et d’abandon inexprimables. Jamais on ne lui avait appris à se tourner vers la providence et à prier. Cependant elle sentait en elle quelque chose qui ressemblait à de l’espérance et à de la joie et qui s’en allait vers le ciel.
Quelques minutes s’écoulèrent. L’homme reprit :
– Est-ce qu’il n’y a pas de servante chez madame Thénardier ?
– Non, monsieur.
– Est-ce que tu es seule ?
– Oui, monsieur.
Il y eut encore une interruption. Cosette éleva la voix :
– C’est-à-dire il y a deux petites filles.
– Quelles petites filles ?
– Ponine et Zelma.
L’enfant simplifiait de la sorte les noms romanesques chers à la Thénardier.
– Qu’est-ce que c’est que Ponine et Zelma ?
– Ce sont les demoiselles de madame Thénardier. Comme qui dirait ses filles.
– Et que font-elles, celles-là ?
– Oh ! dit l’enfant, elles ont de belles poupées, des choses où il y a de l’or, tout plein d’affaires. Elles jouent, elles s’amusent.
– Toute la journée ?
– Oui, monsieur.
– Et toi ?
– Moi, je travaille.
– Toute la journée ?
L’enfant leva ses grands yeux où il y avait une larme qu’on ne voyait pas à cause de la nuit, et répondit doucement :
– Oui, monsieur.
Elle poursuivit après un intervalle de silence :
– Des fois, quand j’ai fini l’ouvrage et qu’on veut bien, je m’amuse aussi.
– Comment t’amuses-tu ?
– Comme je peux. Mais je n’ai pas beaucoup de joujoux. Ponine et Zelma ne veulent pas que je joue avec leurs poupées. Je n’ai qu’un petit sabre en plomb, pas plus long que ça.
L’enfant montrait son petit doigt.
– Et qui ne coupe pas ?
– Si, monsieur, dit l’enfant, ça coupe la salade et les têtes de mouches.
Ils atteignirent le village ; Cosette guida l’étranger dans les rues. L’homme avait cessé de lui faire des questions et gardait maintenant un silence morne. Quand ils eurent laissé l’église derrière eux, l’homme, voyant toutes ces boutiques en plein vent, demanda à Cosette :
– C’est donc la foire ici ?
– Non, monsieur, c’est Noël.
Comme ils approchaient de l’auberge, Cosette lui toucha le bras timidement.
– Monsieur ?
– Quoi, mon enfant ?
– Nous voilà tout près de la maison.
– Eh bien ?
– Voulez-vous me laisser reprendre le seau à présent ?
– Pourquoi ?
– C’est que, si madame voit qu’on me l’a porté, elle me battra.
L’homme lui remit le seau. Un instant après, ils étaient à la porte de la gargote.
Cosette ne put s’empêcher de jeter un regard de côté à la grande poupée toujours étalée chez le bimbelotier, puis elle frappa. La porte s’ouvrit. La Thénardier parut une chandelle à la main.
– Ah ! c’est toi, petite gueuse ! Dieu merci, tu y as mis le temps ! Elle se sera amusée, la drôlesse !
– Madame, dit Cosette toute tremblante, voilà un monsieur qui vient loger.
La Thénardier remplaça bien vite sa mine bourrue par sa grimace aimable, changement à vue propre aux aubergistes, et chercha avidement des yeux le nouveau venu.
– C’est monsieur ? Dit-elle.
– Oui, madame, répondit l’homme en portant la main à son chapeau.
Les voyageurs riches ne sont pas si polis. Ce geste et l’inspection du costume et du bagage de l’étranger que la Thénardier passa en revue d’un coup d’œil firent évanouir la grimace aimable et reparaître la mine bourrue. Elle reprit sèchement :
– Entrez, bonhomme.
Le « bonhomme » entra. La Thénardier lui jeta un second coup d’œil, examina particulièrement sa redingote qui était absolument râpée et son chapeau qui était un peu défoncé. Sur ce, la Thénardier s’écria :
– Ah ! çà, brave homme, je suis bien fâchée, mais c’est que je n’ai plus de place.
– Mettez-moi où vous voudrez, dit l’homme, au grenier, à l’écurie. Je payerai comme si j’avais une chambre.
– Quarante sous.
– Quarante sous. Soit.
– À la bonne heure.
– Quarante sous ! dit un routier bas à la Thénardier, mais ce n’est que vingt sous. C’est quarante sous pour lui, répliqua la Thénardier du même ton. Je ne loge pas des pauvres à moins.
– C’est vrai, ajouta le mari avec douceur, ça gâte une maison d’y avoir de ce monde-là.
Cependant l’homme, après avoir laissé sur un banc son paquet et son bâton, s’était assis à une table où Cosette s’était empressée de poser une bouteille de vin et un verre. Le marchand qui avait demandé le seau d’eau était allé lui-même le porter à son cheval. Cosette avait repris sa place sous la table de cuisine et son tricot. L’homme, qui avait à peine trempé ses lèvres dans le verre de vin qu’il s’était versé, considérait l’enfant avec une attention étrange.
C’étaient vraiment deux jolies petites filles, plutôt bourgeoises que paysannes, très charmantes, l’une avec ses tresses châtaines bien lustrées, l’autre avec ses longues nattes noires tombant derrière le dos, toutes deux vives, propres, grasses, fraîches et saines à réjouir le regard.
Elles étaient chaudement vêtues, mais avec un tel art maternel, que l’épaisseur des étoffes n’ôtait rien à la coquetterie de l’ajustement. L’hiver était prévu sans que le printemps fût effacé. Ces deux petites dégageaient de la lumière. En outre, elles étaient régnantes. Dans leur toilette, dans leur gaîté, dans le bruit qu’elles faisaient, il y avait de la souveraineté. Quand elles entrèrent, la Thénardier leur dit d’un ton grondeur, qui était plein d’adoration :
– Ah ! vous voilà donc, vous autres !
Puis, les attirant dans ses genoux l’une après l’autre, lissant leurs cheveux, renouant leurs rubans, et les lâchant ensuite avec cette douce façon de secouer qui est propre aux mères, elle s’écria :
– Sont-elles fagotées !
Elles vinrent s’asseoir au coin du feu. Elles avaient une poupée qu’elles tournaient et retournaient sur leurs genoux avec toutes sortes de gazouillements joyeux. De temps en temps, Cosette levait les yeux de son tricot, et les regardait jouer d’un air lugubre.
Éponine et Azelma ne regardaient pas Cosette. C’était pour elles comme le chien. Ces trois petites filles n’avaient pas vingt-quatre ans à elles trois, et elles représentaient déjà toute la société des hommes ; d’un côté l’envie, de l’autre le dédain.
La poupée des sœurs Thénardier était très fanée et très vieille et toute cassée, mais elle n’en paraissait pas moins admirable à Cosette, qui de sa vie n’avait eu une poupée, une vraie poupée, pour nous servir d’une expression que tous les enfants comprendront.
Tout à coup la Thénardier, qui continuait d’aller et de venir dans la salle, s’aperçut que Cosette avait des distractions et qu’au lieu de travailler elle s’occupait des petites qui jouaient.
– Ah ! je t’y prends ! cria-t-elle. C’est comme cela que tu travailles ! Je vais te faire travailler à coups de martinet, moi.
L’étranger, sans quitter sa chaise, se tourna vers la Thénardier.
– Madame, dit-il en souriant d’un air presque craintif, bah ! laissez-la jouer !
De la part de tout voyageur qui eût mangé une tranche de gigot et bu deux bouteilles de vin à son souper et qui n’eût pas eu l’air d’un affreux pauvre, un pareil souhait eût été un ordre. Mais qu’un homme qui avait ce chapeau se permît d’avoir un désir et qu’un homme qui avait cette redingote se permît d’avoir une volonté, c’est ce que la Thénardier ne crut pas devoir tolérer. Elle repartit aigrement :
– Il faut qu’elle travaille, puisqu’elle mange. Je ne la nourris pas à rien faire.
– Qu’est-ce qu’elle fait donc ? reprit l’étranger de cette voix douce qui contrastait si étrangement avec ses habits de mendiant et ses épaules de portefaix.
La Thénardier daigna répondre :
– Des bas, s’il vous plaît. Des bas pour mes petites filles qui n’en ont pas, autant dire, et qui vont tout à l’heure pieds nus.
L’homme regarda les pauvres pieds rouges de Cosette, et continua :
– Quand aura-t-elle fini cette paire de bas ?
– Elle en a encore au moins pour trois ou quatre grands jours, la paresseuse.
– Et combien peut valoir cette paire de bas, quand elle sera faite ?
La Thénardier lui jeta un coup d’œil méprisant.
– Au moins trente sous.
– La donneriez-vous pour cinq francs ? reprit l’homme.
– Pardieu ! s’écria avec un gros rire un routier qui écoutait, cinq francs ? je crois fichtre bien ! cinq balles !
Le Thénardier crut devoir prendre la parole.
– Oui, monsieur, si c’est votre fantaisie, on vous donnera cette paire de bas pour cinq francs. Nous ne savons rien refuser aux voyageurs.
– Il faudrait payer tout de suite, dit la Thénardier avec sa façon brève et péremptoire.
– J’achète cette paire de bas, répondit l’homme, et, ajouta t-il en tirant de sa poche une pièce de cinq francs qu’il posa sur la table, je la paye.
Puis il se tourna vers Cosette.
– Maintenant ton travail est à moi. Joue, mon enfant
Le routier fut si ému de la pièce de cinq francs, qu’il laissa là son verre et accourut.
– C’est pourtant vrai ! cria-t-il en l’examinant. Une vraie roue de derrière ! et pas fausse !
Le Thénardier approcha et mit silencieusement la pièce dans son gousset.
La Thénardier n’avait rien à répliquer. Elle se mordit les lèvres, et son visage prit une expression de haine.
Cependant Cosette tremblait. Elle se risqua à demander :
– Madame, est-ce que c’est vrai ? Est-ce que je peux jouer ?
– Joue ! dit la Thénardier d’une voix terrible.
– Merci, madame, dit Cosette.
Et pendant que sa bouche remerciait la Thénardier, toute sa petite âme remerciait le voyageur.
Cosette avait laissé là son tricot, mais elle n’était pas sortie de sa place. Cosette bougeait toujours le moins possible. Elle avait pris dans une boîte derrière elle quelques vieux chiffons et son petit sabre de plomb.
Éponine et Azelma ne faisaient aucune attention à ce qui se passait. Elles venaient d’exécuter une opération fort importante ; elles s’étaient emparées du chat. Elles avaient jeté la poupée à terre, et Éponine, qui était l’aînée, emmaillotait le petit chat, malgré ses miaulements et ses contorsions, avec une foule de nippes et de guenilles rouges et bleues. Tout en faisant ce grave et difficile travail, elle disait à sa sœur dans ce doux et adorable langage des enfants dont la grâce, pareille à la splendeur de l’aile des papillons, s’en va quand on veut la fixer :
– Vois-tu, ma sœur, cette poupée-là est plus amusante que l’autre. Elle remue, elle crie, elle est chaude. Vois-tu, ma sœur, jouons avec. Ce serait ma petite fille. Je serais une dame. Je viendrais te voir et tu la regarderais. Peu à peu tu verrais ses moustaches, et cela t’étonnerait. Et puis tu verrais ses oreilles, et puis tu verrais sa queue, et cela t’étonnerait. Et tu me dirais : Ah ! mon Dieu ! Et je te dirais : Oui, madame, c’est une petite fille que j’ai comme ça. Les petites filles sont comme ça à présent.
Azelma écoutait Éponine avec admiration.
Comme les oiseaux font un nid avec tout, les enfants font une poupée avec n’importe quoi. Pendant qu’Éponine et Azelma emmaillotaient le chat, Cosette de son côté avait emmailloté le sabre.
Cela fait, elle l’avait couché sur ses bras, et elle chantait doucement pour l’endormir.
La poupée est un des plus impérieux besoins et en même temps un des plus charmants instincts de l’enfance féminine. Soigner, vêtir, parer, habiller, déshabiller, rhabiller, enseigner, un peu gronder, bercer, dorloter, endormir, se figurer que quelque chose est quelqu’un, tout l’avenir de la femme est là. Une petite fille sans poupée est à peu près aussi malheureuse et tout à fait aussi impossible qu’une femme sans enfant. Cosette s’était donc fait une poupée avec le sabre.
La Thénardier, elle, s’était rapprochée de l’homme jaune. Elle vint s’accouder à sa table.
– Monsieur… dit-elle.
À ce mot monsieur, l’homme se retourna. La Thénardier ne l’avait encore appelé que brave homme ou bonhomme.
– Voyez-vous, monsieur, poursuivit-elle en prenant son air douceâtre qui était encore plus fâcheux à voir que son air féroce, je veux bien que l’enfant joue, je ne m’y oppose pas, mais c’est bon pour une fois, parce que vous êtes généreux. Voyez-vous, cela n’a rien. Il faut que cela travaille.
– Elle n’est donc pas à vous, cette enfant ? demanda l’homme.
– Oh mon Dieu non, monsieur ! C’est une petite pauvre que nous avons recueillie comme cela, par charité. Une espèce d’enfant imbécile. Elle doit avoir de l’eau dans la tête. Elle a la tête grosse, comme vous voyez. Nous faisons pour elle ce que nous pouvons, car nous ne sommes pas riches. Nous avons beau écrire à son pays, voilà six mois qu’on ne nous répond plus. Il faut croire que sa mère est morte.
– Ah ! dit l’homme, et il retomba dans sa rêverie.
– C’était une pas grand-chose que cette mère, ajouta la Thénardier. Elle abandonnait son enfant.
Pendant toute cette conversation, Cosette, comme si un instinct l’eût avertie qu’on parlait d’elle, n’avait pas quitté des yeux la Thénardier. Elle écoutait vaguement. Elle entendait çà et là quelques mots.
Cosette, sous la table, regardait le feu qui se réverbérait dans son œil fixe ; elle s’était remise à bercer l’espèce de maillot qu’elle avait fait, et, tout en le berçant, elle chantait à voix basse : « Ma mère est morte ! Ma mère est morte ! Ma mère est morte ! »
Sur de nouvelles insistances de l’hôtesse, l’homme jaune, « le millionnaire », consentit enfin à souper.
– Que veut monsieur ?
– Du pain et du fromage, dit l’homme.
– Décidément c’est un gueux, pensa la Thénardier.
Les ivrognes chantaient toujours leur chanson, et l’enfant, sous la table, chantait aussi la sienne.
Tout à coup Cosette s’interrompit.
Elle venait de se retourner et d’apercevoir la poupée des petites Thénardier qu’elles avaient quittée pour le chat et laissée à terre à quelques pas de la table de cuisine.
Alors elle laissa tomber le sabre emmailloté qui ne lui suffisait qu’à demi, puis elle promena lentement ses yeux autour de la salle. La Thénardier parlait bas à son mari, et comptait de la monnaie, Ponine et Zelma jouaient avec le chat, les voyageurs mangeaient, ou buvaient, ou chantaient, aucun regard n’était fixé sur elle. Elle n’avait pas un moment à perdre. Elle sortit de dessous la table en rampant sur ses genoux et sur ses mains, s’assura encore une fois qu’on ne la guettait pas, puis se glissa vivement jusqu’à la poupée, et la saisit. Un instant après elle était à sa place, assise, immobile, tournée seulement de manière à faire de l’ombre sur la poupée qu’elle tenait dans ses bras. Ce bonheur de jouer avec une poupée était tellement rare pour elle qu’il avait toute la violence d’une volupté.
Personne ne l’avait vue, excepté le voyageur, qui mangeait lentement son maigre souper.
Cette joie dura près d’un quart d’heure.
Mais, quelque précaution que prit Cosette, elle ne s’apercevait pas qu’un des pieds de la poupée passait, et que le feu de la cheminée l’éclairait très vivement.
Ce pied rose et lumineux qui sortait de l’ombre frappa subitement le regard d’Azelma qui dit à Éponine :
– Tiens ! ma sœur !
Les deux petites filles s’arrêtèrent, stupéfaites. Cosette avait osé prendre la poupée !
Éponine se leva, et, sans lâcher le chat, alla vers sa mère et se mit à la tirer par sa jupe.
– Mais laisse-moi donc ! dit la mère.
Qu’est-ce que tu me veux ?
– Mère, dit l’enfant, regarde donc !
Et elle désignait du doigt Cosette.
Cosette, elle, tout entière aux extases de la possession, ne voyait et n’entendait plus rien.
– Cosette !
Cosette tressaillit comme si la terre eût tremblé sous elle. Elle se retourna.
– Cosette, répéta la Thénardier.
Cosette prit la poupée et la posa doucement à terre avec une sorte de vénération mêlée de désespoir. Alors, sans la quitter des yeux, elle joignit les mains, et, ce qui est effrayant à dire dans un enfant de cet âge, elle se les tordit ; puis, ce que n’avait pu lui arracher aucune des émotions de la journée, ni la course dans le bois, ni la pesanteur du seau d’eau, ni la perte de l’argent, ni la vue du martinet, ni même la sombre parole qu’elle avait entendu dire à la Thénardier, elle pleura. Elle éclata en sanglots.
Cependant le voyageur s’était levé.
– Qu’est-ce donc ? dit-il à la Thénardier.
– Vous ne voyez pas ? dit la Thénardier en montrant du doigt le corps du délit qui gisait aux pieds de Cosette.
– Hé bien, quoi ? reprit l’homme.
– Cette gueuse, répondit la Thénardier, s’est permis de toucher à la poupée des enfants !
– Tout ce bruit pour cela ! dit l’homme. Eh bien, quand elle jouerait avec cette poupée ?
– Elle y a touché avec ses mains sales ! poursuivit la Thénardier, avec ses affreuses mains !
Ici Cosette redoubla ses sanglots.
– Te tairas-tu ? cria la Thénardier.
L’homme alla droit à la porte de la rue, l’ouvrit et sortit.
Dès qu’il fut sorti, la Thénardier profita de son absence pour allonger sous la table à Cosette un grand coup de pied qui fit jeter à l’enfant les hauts cris.
La porte se rouvrit, l’homme reparut, il portait dans ses deux mains la poupée fabuleuse dont nous avons parlé, et que tous les marmots du village contemplaient depuis le matin, et il la posa debout devant Cosette en disant :
– Tiens, c’est pour toi.
Il faut croire que, depuis plus d’une heure qu’il était là, au milieu de sa rêverie, il avait confusément remarqué cette boutique de bimbeloterie éclairée de lampions et de chandelles si splendidement qu’on l’apercevait à travers la vitre du cabaret comme une illumination.
Cosette leva les yeux, elle avait vu venir l’homme à elle avec cette poupée comme elle eût vu venir le soleil, elle entendit ces paroles inouïes : c’est pour toi, elle le regarda, elle regarda la poupée, puis elle recula lentement, et s’alla cacher tout au fond sous la table dans le coin du mur. Elle ne pleurait plus, elle ne criait plus, elle avait l’air de ne plus oser respirer
La Thénardier, Éponine, Azelma étaient autant de statues.
Les buveurs eux-mêmes s’étaient arrêtés. Il s’était fait un silence solennel dans tout le cabaret.
La Thénardier, pétrifiée et muette, recommençait ses conjectures :
– Qu’est-ce que c’est que ce vieux ? est-ce un pauvre ? est-ce un millionnaire ? C’est peut-être les deux, c’est-à-dire un voleur.
– Eh bien, Cosette, dit la Thénardier d’une voix qui voulait être douce et qui était toute composée de ce miel aigre des méchantes femmes, est-ce que tu ne prends pas ta poupée ?
Cosette se hasarda à sortir de son trou.
– Ma petite Cosette, reprit la Thénardier d’un air caressant, monsieur te donne une poupée. Prends-la. Elle est à toi.
Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur. Son visage était encore inondé de larmes, mais ses yeux commençaient à s’emplir, comme le ciel au crépuscule du matin, des rayonnements étranges de la joie.
Pourtant l’attraction l’emporta. Elle finit par s’approcher, et murmura timidement en se tournant vers la Thénardier :
– Est-ce que je peux, madame ?
Aucune expression ne saurait rendre cet air à la fois désespéré, épouvanté et ravi.
– Pardi ! fit la Thénardier, c’est à toi. Puisque monsieur te la donne.
– Vrai, monsieur ? reprit Cosette, est-ce que c’est vrai ? C’est à moi, la dame ?
L’étranger paraissait avoir les yeux pleins de larmes. Il semblait être à ce point d’émotion où l’on ne parle pas pour ne pas pleurer. Il fit un signe de tête à Cosette, et mit la main de « la dame » dans sa petite main.
Cosette retira vivement sa main, comme si celle de la dame la brûlait, et se mit à regarder le pavé. Tout à coup elle se retourna et saisit la poupée avec emportement.
– Je l’appellerai Catherine, dit-elle.
Ce fut un moment bizarre que celui où les haillons de Cosette rencontrèrent et étreignirent les rubans et les fraîches mousselines roses de la poupée.
– Madame, reprit-elle, est-ce que je peux la mettre sur une chaise ?
– Oui, mon enfant, répondit la Thénardier.
Maintenant c’étaient Éponine et Azelma qui regardaient Cosette avec envie.
Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s’assit à terre devant elle, et demeura immobile, sans dire un mot dans l’attitude de la contemplation.
– Joue donc, Cosette, dit l’étranger.
– Oh ! je joue, répondit l’enfant.
Cette Chronique fait référence à ma publication FB du 21 décembre 2022.
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One thought on “Le Noël de Cosette – Les Misérables – Victor Hugo”
La misère, il faut la voir pour y croire;
Annie Bard Martinez (AMATLICHA)